Léontine de Sivert était pressée et en colère. Pressée parce qu’elle devait s’acheter une nouvelle toilette pour la réception de la comtesse de Valcourt qui avait lieu le soir même, et en colère parce qu’elle n’avait été informée de la dite réception que le jour J. Et encore, elle n’était au courant seulement parce qu’elle avait surpris une conversation entre ses parents !
Elle n’avait pas pris le temps de faire appeler un fiacre et était partie de l’hôtel à pieds. Grave erreur puisque la ville était en travaux et que les pavés de la route avaient été enlevés par endroit. À certains moments il ne restait plus que des trous boueux en guise de passage piéton. La belle robe de Léontine se tâchait en frottant le sol et ses souliers vernis étaient recouverts d’une épaisse couche de terre. Mais elle n’y prêtait guère attention : son esprit fulminait à l’idée qu’on ne l’ai pas prévenue de la fête.
Je leurs ferai payer cher ce qu’ils m’ont fait !, se disaient-elle, Je sais pourquoi ils ne m’ont pas prévenue, c’est parce que « je dépense trop en fanfreluches », comme ils disent. Et alors ? Rien n’est trop joli pour moi ! Je suis belle, je suis riche : je mérite ce qui est beau et riche. Ah ! Ils voulaient me parler de l’invitation au dernier moment pour que je n’ai que des vieilleries à me mettre sur le dos ! J’aurais été ridicule… Comme Hortense. Mais peu importe, heureusement que j’ai entendu mes parents en discuter sans qu’ils me voient. Je vais vite arranger une robe pour ce soir.
Tout en se faisant ces réflexions, elle était arrivée chez le tailleur le plus réputé de la ville. Elle entra en ouvrant violemment la porte. Le vendeur connaissait bien Léontine et sa personnalité… « pourrie gâtée », se dit-il en lui-même. Cependant c’était l’une de ses meilleurs clientes et il afficha un sourire mielleux à la jeune fille.
- Que désire Mademoiselle aujourd’hui ?, lui demanda-t-il d’un ton doucereux.
- Il me faut une tenue pour ce soir, je suis invitée chez la Comtesse de Valcourt et je n’ai rien de présentable, lui répondit Léontine en s’effondrant sur un fauteuil.
La figure rouge, suante, la coiffure échevelée, à demi-défaite et l’air furibond de la jeune fille donnait envie de rire au tailleur. Mais il se retint pour ne pas s’attirer les foudres de sa cliente. Avec l’aide d’une vendeuse il alla chercher les plus belles toilettes et les étala devant Léontine.
Remise de ses émotions, celle-ci se releva. Le marchand lui fit remarquer que ses chaussures étaient crottées et qu’il aurait été bon de les nettoyer. La jeune fille le remercia et claqua des talons, faisant tomber d’épaisses couches de boue sur le plancher de la boutique. Le tailleur ne dit rien et fit signe à la vendeuse de nettoyer.
Léontine essaya plus d’une vingtaine de tenues. Venue pour une seule robe, elle se décida pour une toilette complète : jupons trop bouffants, corset excessivement serré, gants et bas. La robe était lourdement décorée, pompeuse, imposante et ne flattait pas son teint. Mais Léontine se trouvait ravissante et le tailleur trouvait l’argent ravissant. Il flatta l’orgueilleuse qui acheta tout.
- Mademoiselle paiera-t-elle de suite ?
- Non, non, faites comme d’habitude.
- Sur le compte de Monsieur votre père ?
- Mais oui, mais oui, comme d’habitude !, s’exclama Léontine, agacée d’être interrompue dans la contemplation de sa tenue ridicule qu’elle trouvait splendide.
Alors qu’elle s’admirait, elle se dit qu’elle n’avait jamais eu plus belle robe dans sa collection. Mais elle ne savait où la mettre : son immense garde-robe remplissait ses appartements. Elle se résigna à l’idée qu’elle devait se séparer de quelques unes de ses « vieilles fripes » de velours et de brocart qu’elle n’avait porté qu’une fois. Mais qu’en faire ? Les donner ? À qui ? Hortense ne portait jamais de si jolies choses. Elle disait qu’elle n’en avait pas besoin. Selon Léontine c’est plutôt parce qu’elle n’avait aucun goût. Son regard s’arrêta sur le reflet dans le miroir de vendeuse. Celle-ci nettoyait la boue qui maculait le sol.
La jeune fille avait environ l’âge de Léontine. Elle portait une robe unie très simple et ses cheveux étaient relevés en chignon. Elle ne pouvait pas se payer les fastueuses tenues qu’elle vendait, cela ne faisait aucun doute. Cette pensée fit naître en Léontine l’idée qu’elle pouvait peut-être, oui « peut-être », lui céder une robe. La jeune employée tourna soudainement la tête vers Léontine. Son air simple de fille du peuple déplut immédiatement à Léontine. Elle se dit en souriant : « Non, non, c’est trop beau pour elle ! ».